22

 

Non-axiomes.

 

La sémantique générale est une discipline, et non une philosophie. On peut concevoir un nombre quelconque de nouvelles philosophies non-A. Le plus important pour notre civilisation serait sans doute la mise au point d’une économie politique non-A. On peut affirmer catégoriquement qu’il n’existe pas à l’heure actuelle un tel système. Le champ est ouvert aux hommes et aux femmes audacieux et imaginatifs qui désirent créer un système devant libérer l’humanité de la guerre, de la pauvreté et de la tension. Pour cela, il faudra éliminer du pouvoir ceux des êtres humains qui identifient.

 

Secoh décida de faire une cérémonie imposante. Trois heures plus tard, des files d’avions chargés de troupes et de prêtres venus de la capitale sillonnaient le ciel au-dessus de la route de montagne qui menait au Temple du Dieu Endormi.

Gosseyn-Ashargin espérait faire le voyage au moyen du distorseur de l’appartement de Crang et Patricia. Ceci ne se produisant pas, il demanda que Crang soit dans le même appareil que lui.

Ils s’assirent l’un près de l’autre.

Il y avait beaucoup de choses que Gosseyn désirait savoir. Cependant, il pensait aux systèmes d’écoute possibles et commença gravement :

— C’est seulement à la longue que je me suis rendu compte de la nature de l’amitié qui vous lie au seigneur gardien.

Crang acquiesça et dit avec la même prudence :

— Je suis honoré de cette confiance.

Pour Gosseyn, l’aspect fascinant de ces relations brusquement révélées, c’est que Crang ne s’était pas trompé en choisissant, quatre ans plus tôt, de s’attacher à la personne de Secoh et non à celle d’Enro.

La conversation se poursuivit de cette façon conventionnelle, mais, peu à peu, Gosseyn réunit les renseignements qu’il voulait. Stupéfiant roman que celui d’un détective vénusien, Crang, ayant traversé l’espace secrètement pour découvrir la nature des menaces dirigées contre Ā.

Secoh, en sa qualité de conseiller d’Enro, avait fait nommer Crang au commandement de la base secrète d’Enro sur Vénus. Pourquoi ? Pour que la Gorgzin Reesha échappe à la volonté de son frère qui désirait en faire sa femme.

À ce moment, Gosseyn se souvint brusquement des accusations d’Enro :

« Vous avez toujours été amoureux d’elle », disait, à Secoh, le dictateur.

Il se représenta le prêtre obscur aspirant à la main de la plus grande dame de la planète. Et du fait que cette émotion s’était « fixée » sur le plan inconscient, tous les triomphes remportés depuis ne signifiaient rien en regard de l’amour passionné de sa jeunesse.

Une autre phrase de Crang fit naître une image nette de la façon dont on avait présenté à Secoh le mariage comme un faux mariage destiné à la protéger. On la « gardait en réserve » en vue du jour où le Disciple pourrait la réclamer comme la sienne.

Une affirmation ultérieure de Crang, paraissant sans rapport avec ce qui précédait, justifiait cette dangereuse manœuvre.

— Dès que l’on a éliminé la crainte de la mort, dit tranquillement le détective, on est libéré des petites frayeurs et des petites aventures. Seuls ceux qui désirent la vie dans n’importe quelles conditions sont victimes de mauvaises conditions.

Il était clair que, si les choses en venaient au pire, M. et Mme Eldred Crang choisiraient la mort.

Mais pourquoi l’attaque éliminant Enro ? La réponse à cette question nécessita plus de prudence encore – mais elle stupéfia Gosseyn. Il était essentiel que le dictateur se trouvât dans un état d’esprit tel qu’il voulût bien envisager et même entamer des négociations pacifiques. Enro, chassé de sa planète natale, sa sœur au pouvoir de l’ennemi, trouverait là une raison de faire la paix à l’extérieur de façon à pouvoir se concentrer sur la reprise du pouvoir dans son propre empire.

Crang, ce type stupéfiant, avait effectivement trouvé un moyen de terminer la guerre.

Crang hésitait. Et l’on pouvait repérer une très légère trace d’angoisse dans sa voix tandis qu’il ajoutait :

— Ce sera un grand privilège que d’être présent au Temple pour une cérémonie aussi importante – mais n’est-il pas possible que quelques-uns de ceux dont l’équilibre émotif est particulièrement précaire soient troublés par la proximité même de leur Dieu ?

— Je suis persuadé, dit Gosseyn-Ashargin, que le Dieu Endormi veillera en personne à ce que tout se déroule comme il convient.

Il ne pouvait guère en laisser entendre plus sur son plan.

Une lumière éblouissante, issue de sources invisibles. Des prêtres, alignés le long de chaque mur, munis de lances étincelantes et de bannières de tissu précieux. Ainsi se terminait le rituel préliminaire dans la vaste crypte du Dieu Endormi.

À l’instant de l’action, Gosseyn-Ashargin posa la main sur le levier de contrôle du distorseur. Avant de le manœuvrer, il regarda autour de lui une dernière fois avec les yeux d’Ashargin.

Il était inexorablement décidé à l’action, mais se força à observer encore le champ dans lequel il allait manœuvrer.

Les invités étaient massés près de la porte. Il y avait aussi des prêtres, dirigés par Yeladji, le seigneur surveillant, vêtu de son manteau d’or et d’argent. Sa figure bouffie paraissait morose, comme s’il n’appréciait guère ce qui se passait. Mais, apparemment, il estimait préférable de ne rien dire.

Les autres restaient muets comme lui. Des fonctionnaires de la cour, que Gosseyn-Ashargin connaissait de vue, d’autres, inconnus. Et Nirène, Patricia et Crang.

Ils seraient en danger si Secoh faisait appel à une source d’énergie, mais c’était un risque à courir. Le dernier acte se jouait. Beaucoup de choses en dépendaient et on ne pouvait reculer devant rien.

Secoh, seul, debout, devant la châsse, était nu, humble attitude décrétée des années auparavant pour toutes les cérémonies de la chambre intérieure, celles en particulier où l’objet des honneurs devait être revêtu d’une robe de cérémonie. Son corps se révélait ainsi, mince, mais ferme. Ses yeux noirs brillaient d’une attente fiévreuse. Il semblait peu probable qu’il conçût des soupçons en cette ultime minute, mais Gosseyn ne voulut pas courir de risques.

— Très noble seigneur gardien, commença-t-il, lorsque je me serai similarisé par le moyen de ce distorseur jusqu’à celui de la porte, le silence le plus complet devra régner.

— Le silence régnera ! dit Secoh.

Il y avait dans sa voix une menace à l’adresse de tous les assistants.

— Bon. Eh bien… Maintenant ! dit Gosseyn-Ashargin.

En même temps, il actionna le distorseur.

Il se retrouvait, comme la machine l’avait promis pendant son « rêve », de retour dans son corps, à l’intérieur de la châsse. Il gisait tranquille, conscient de la présence du Dieu. Puis il émit une pensée :

— Machine ?

— Oui ?

La réponse s’inscrivait, immédiate, dans son cerveau.

— Tu m’as indiqué qu’à partir de maintenant, nous pouvions communiquer à volonté ?

— C’est exact. La relation, une fois établie, est permanente.

— Tu as dit aussi que le Dieu Endormi pouvait être éveillé, mais mourrait très vite.

— Sa mort surviendrait en quelques minutes, répondit la machine. En raison de divers accidents matériels, certaines glandes endocrines sont atrophiées et j’ai suppléé artificiellement à leurs fonctions. Au moment où cet approvisionnement artificiel s’interrompra, le cerveau commencera à se détériorer.

— Crois-tu le corps physiquement capable de répondre à mes ordres ?

— Oui. Comme tous les autres, ce corps a été soumis à des exercices prévus pour lui permettre de fonctionner une fois le vaisseau parvenu à destination.

Gosseyn respira profondément et dit :

— Machine, je vais me similariser dans la resserre adjacente à cette salle. À ce moment, fais passer mon esprit dans le corps du Dieu Endormi.

Tout d’abord, ce fut le vide. Comme si sa conscience était absorbée par une matière engloutissante.

Mais il agissait sous une tension trop forte pour que cet état pût durer. Il eut enfin conscience d’une fuite rapide du temps – et sa première pensée jaillit dans le nouveau corps…

« Lève-toi !

« Non. Pas ça d’abord. Fais glisser le couvercle. D’abord le couvercle. L’action doit se dérouler dans l’ordre. Assieds-toi et fais glisser le couvercle. »

Une vague lueur, et la sensation de mouvement. Et puis, lui emplissant les oreilles et paraissant lui résonner dans la tête, un cri d’émerveillement jailli de mille bouches.

« J’ai dû remuer. Le couvercle doit glisser. Tire plus fort. Plus fort. »

Il eut conscience de tirer – son cœur battait très vite – son corps souffrait d’une souffrance générale.

Et puis il se leva. La sensation se précisait avec la vision. Il aperçut des visages vagues, dans un brouillard, et une vaste salle.

L’incitation à l’action, une pensée plus rapide, grandissait en lui. Il pensa, angoissé – ce corps n’a que quelques minutes à vivre…

Il tenta de murmurer les mots qu’il voulait dire, de contraindre au mouvement ce larynx ankylosé. Et comme la parole, ainsi que la vision, naît de l’esprit et pas seulement de l’organe, il put effectivement former les mots prévus.

Alors, pour la première fois, il se demanda comment Secoh prenait le réveil de son « Dieu ».

L’effet devait déjà être terrifiant. Car il s’agissait là d’une religion particulièrement malsaine et dangereuse pour un homme. Comme l’ancienne idolâtrie sur Terre, à laquelle elle ressemblait, elle se fondait sur l’identification des symboles ; mais, à la différence de ses analogues dans l’espace et le temps, elle risquait d’entraîner un genre particulier de catastrophes, car il s’agissait d’une « idole » vivante bien qu’inconsciente.

Pour accepter cette religion en permanence, il fallait que le Dieu restât endormi…

Son acceptation temporaire par Secoh, à supposer que l’éveil survînt, impliquait que le Dieu admît la parfaite probité de son seigneur gardien.

Or, ce dieu s’éveilla devant les notables assemblés, pointa un doigt accusateur vers Secoh et dit d’une voix lente :

— Secoh ! Traître ! Tu dois mourir !

En cet instant, la volonté innée de vivre du système nerveux de Secoh exigeait qu’il rejetât sa croyance.

Impossible. Elle était trop profondément enracinée. Elle était associée trop étroitement à chaque cellule de son corps.

Impossible ? Cela signifiait qu’il fallait accepter sans discussion la sentence de mort proférée par son Dieu.

Et il ne pouvait pas.

Il avait passé toute sa vie en équilibre précaire comme un danseur de corde – mais, en guise de balancier, il se soutenait de mots. Et ces mots se trouvaient en conflit avec l’évidence. Comme si l’homme, sur sa corde, perdait tout à coup son balancier. Il chancela. Avec la terreur naissaient d’innombrables stimuli, dangereux, troublants, étroitement associés entre eux. Gesticulant violemment, il perdit pied.

La folie.

La folie, née d’un conflit interne insoluble. À travers des siècles d’existence humaine, de tels conflits tourmentaient l’esprit de millions d’individus. Hostilité au père en conflit avec un désir de sécurité et de protection ; attachement à une mère trop possessive se heurtant au désir de grandir et de devenir indépendante – haine d’un employeur se heurtant à la nécessité de gagner sa vie. La première étape était toujours la non-sanité… et l’équilibre devenant trop difficile à maintenir, la fuite vers la sécurité relative de l’insanité.

La première tentative de Secoh pour résoudre le conflit fut purement physique. Son corps se brouilla, et, tandis que des spectateurs naissait un léger murmure, il s’assombrit.

Le Disciple se tenait devant eux.

Gosseyn, toujours aux « commandes » du système nerveux non entraîné du « dieu », s’attendait à la transformation de Secoh.

Mais c’était la fin.

Lentement, il descendit les marches. Lentement, parce que les muscles du Dieu restaient trop ankylosés pour lui permettre des gestes rapides. L’exercice reçu dans l’espace confiné de la « chambre » de sommeil conservait en état les voies nerveuses vitales, mais dans une mesure limitée.

Si Gosseyn n’avait pas su comment tout se passait, cette chose humaine presque sans conscience eût à peine pu ramper – encore moins marcher.

Et il était poussé par l’impression encore plus désespérée qu’il n’avait que quelques minutes. Minutes pendant lesquelles il fallait vaincre le Disciple. Il descendit maladroitement les marches et s’avança sur la forme d’ombre tremblante.

Voir son Dieu marcher vers vous avec des intentions hostiles, ce doit être une expérience destructrice. Saisi d’une terreur frénétique, le Disciple tenta de se sauver par la seule méthode dont il disposât.

De l’énergie jaillit de la silhouette obscure. Dans une gerbe de flammes blanches, le corps du Dieu s’anéantit. À cet instant, Secoh fut l’homme qui avait détruit son Dieu. Aucun système nerveux conditionné comme le sien ne pouvait accepter une culpabilité aussi terrible.

Aussi, il l’oublia.

Il oublia qu’il venait de le faire. Et comme il fallait pour cela oublier tous les événements connexes de son existence, il les oublia également. Depuis son enfance, on le destinait à la prêtrise. Tout ceci devait disparaître, de façon que le souvenir de son crime fût à jamais banni.

L’amnésie est facile, pour un système nerveux humain. Sous l’hypnose, on peut la produire avec une simplicité presque alarmante. Mais l’hypnose n’est pas nécessaire. Rencontrez un individu qui vous déplaît, et, très vite, vous serez incapable de vous souvenir de son nom. Faites une expérience désagréable, et elle s’effacera comme s’efface un rêve.

L’amnésie est la meilleure méthode pour fuir la réalité. Mais elle a des formes diverses et l’une d’elles au moins est dévastatrice. Vous ne pouvez oublier les souvenirs et l’expérience d’une vie entière en restant adulte.

Et Secoh devait oublier tout cela. Il s’effondra – de seconde en seconde plus totalement. Et Gosseyn, revenu immédiatement dans son propre corps au moment où le Dieu était tué, avait prévu ce qui se passait maintenant devant ses yeux tandis qu’il se tenait debout dans le petit couloir du bureau.

La forme obscure du Disciple disparut et Secoh redevint visible, oscillant sur des jambes qui le supportèrent à peine un instant.

Il tomba, inerte. Physiquement, il avait un mètre quatre-vingts à parcourir – mais mentalement, il tombait toujours. Tandis qu’il gisait sur le sol, ses genoux rejoignirent sa poitrine, ses pieds se pressèrent contre ses cuisses, sa tête s’abandonna mollement. D’abord, il sanglota un peu, mais, très vite, il se tut. Lorsqu’on l’emporta sur un brancard, il reposait, inconscient de ce qui l’entourait, recroquevillé sur lui-même, silencieux, sans larmes.

Un enfant qui n’est pas né ne pleure pas encore.

 

 

 

FIN

Les joueurs du Non-A
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